Enfin là


  Quoi de plus triste qu'un enfant mort-né?
  L'enfant mort-né n'a même pas vécu et déjà il est mort. Tuer, c'est enlever la vie; ici l'accouchement n'est plus don de la vie, mais don de la mort. L'acte le plus humanisant que l'on puisse trouver - Viens, je te donne la vie - devient ici la pire des souffrances, non seulement pour l'enfant, qui se voit refuser le plus simple et le plus beau des cadeaux, mais aussi pour la mère, transformée contre son gré en meurtrière.
  
  Ma soeur est morte dès sa première seconde. Enfant trop chétive, elle n'a pu résister aux forceps qu'utilisait le médecin. Ma mère s'étant évanouie durant l'accouchement, c'est mon père qui a tenu le premier dans ses bras le frêle corps, encore chaud, mais irrémédiablement silencieux et immobile. Ses larmes ont coulé sur la peau moite de sa fille, n'ont pu redonner Vie à son enfant chérie.
  Comble du malheur, l'utérus de ma mère fut sérieusement endommagé lors de l'opération. Quelques mois plus tard, les résultats des tests arrivèrent : elle était stérile.
  J'avais quatre ans quand tout cela s'est passé. On m'avait habitué à la présence future de ma soeur : mon père et ma mère avaient déjà choisi son prénom, Florentine; ma mère avait, durant les premiers mois de sa grossesse, repeint la chambre d'amis en rose, et monté le petit lit à barreaux. On me demandait continuellement si j'étais content d'avoir une petite soeur. Je répondais, paraît-il, que j'aurais préféré un petit frère, mais que je m'en accommoderais tant bien que mal.
  Je ne compris rien du tout quand tout le monde se mit à pleurer. Je leur disais d'attendre, qu'elle allait arriver; ils me répondaient qu'elle était morte et je ne comprenais pas. Elle n'était pas morte puisque je la voyais quand j'ouvrais la porte de la chambre rose, endormie, ses minuscules petits poings serrés autour de sa peluche préférée. Je m'approchais doucement du lit en bois, la regardait dormir tout en lui murmurant : « Dépêche-toi de grandir, petite soeur; on va jouer ensemble. » Elle ne bougeait pas, suçait seulement sans relâche son petit pouce dodu.
  
  Aujourd'hui, je suis assis sur un banc, dans un jardin public. Est-elle là, à côté de moi? Je n'en sais rien.
  La rougeur du mois d'octobre a envahi tous les feuillages. L'automne souffle sur les branches et disperse les messagers du vent : feuilles, brindilles, pétales volettent dans les cieux. Sur un autre banc, là-bas, deux amoureux s'embrassent. Ils ne connaissent pas l'absence, ou du moins ils l'ont oubliée. Sur le ruisseau tranquille, les cannes plongent la tête sous l'eau, dans un mouvement d'une grâce toute animale, et la ressortent d'un coup sec en arrière.
  Moi je n'ai pas oublié. Comment aurais-je pu? C'est impossible.
  
  Je ne me serais jamais ennuyé. Nous aurions joué, nous nous serions battus, nous aurions ri. Je l'aurais aidé pour l'école, elle m'aurait embêté. Dans un accès de fureur enfantine, je lui aurais cassé un jouet. Florentine aurait alors couru vers notre mère, pleurant et criant à la fois. Peut-être un jour nous serions nous réellement disputés, et aurions nous passé plusieurs jours sans nous parler. Mais nous nous serions réconciliés et tout serait rentré dans l'ordre.
  
  Ma petite soeur a toujours grandi à mes côtés. J'ai longtemps cru que c'était cela avoir une petite soeur : les autres étaient tristes et ne la voyaient pas; moi j'étais heureux car elle était là, tout près de moi. Quand elle eut deux ans, (je savais quel âge elle avait car j'avais quatre ans à sa naissance) elle se mit à parler. Nous eûmes alors de longues conversations le soir, une fois que ma mère avait fermé la porte, après m'avoir répété combien elle m'aimait. Je sais que Maman n'a jamais oublié la mort de Florentine, car je l'entendais quelquefois pleurer, seule dans sa chambre. Florentine était continuellement avec moi, mais je me rendis peu à peu comte qu'elle n'était présente que dans mon imagination. Des détails me reviennent maintenant en mémoire et je souris à leur évocation : elle ne pouvait pas lancer les dés au Monopoly, ni construire quoi que ce soit en Légo. Mes parents m'ont souvent surpris en train de parler tout seul - ils n'ont jamais compris à quel point elle me manquait.
  
  Un jour, peut-être Florentine serait-elle venue timidement vers moi, et, levant ses grands yeux candides, elle m'aurait demandé :
  « C'est quoi une surprise?
  - Quoi? aurais-je répondu. Tu ne sais pas ce que c'est une surprise?
  - Non, aurait-elle dit.
  - Et bien, aurais-je dit, on ne t'as donc jamais fait de surprise?
  - Si, aurait-elle répliqué, mais après ce n'était déjà plus une surprise... »
  Et nous aurions ri tous les deux de sa naïveté.

  
  Elle m'a abordé hier, dans la rue, à la sortie de mon travail.
  C'était une journée comme les autres, une froide journée d'octobre. Dans quelques jours, Florentine aurait eu vingt ans. Pour chaque anniversaire, j'allumais généralement une petite bougie dans mon appartement, puis j'allais lui parler sur sa tombe où, depuis déjà cinq ans, mon père lui tenait compagnie. J'avais aussi écrit un petit poème, mais les mots jetés sur le papier n'avait fait que rallumer mon chagrin.
  Les gens sur le trottoir remontaient le col de leur veste et baissaient les yeux sous la vigueur du vent. Des feuilles mortes jonchaient les rues, tombées depuis peu des hauts platanes de la ville. Tout le monde semblait pressé de rentrer au plus vite chez soi. Moi je ne me pressais pas : je savais que j'allais retrouver un studio vide et sans Vie, et que je n'allais recevoir la visite de personne.
  J'ai sursauté quand elle m'a appelé; sa voix me rappelait vaguement quelqu'un. Je me suis retourné, et mes larmes ont coulé quand j'ai vu son visage.
  
  Plus tard, nous aurions eu des jeux et des discussions plus sérieux. Peut-être aurait-elle critiqué mes petites amies, et moi, je me serais moqué de ses amis. Elle serait entrée au lycée, j'aurais été le grand frère sur qui l'on peut compter. Nous serions allés au cinéma toutes les semaines, nous aurions organisé des fêtes pour ses anniversaires, ses amis seraient devenus les miens. Puis je serais entré à la fac, et je ne l'aurais plus vu qu'une fois tous les week-ends. Mais le bonheur et le plaisir n'en auraient été que plus forts.
  
  « M. Grimaud? a-t-elle demandé.
  - Oui, ai-je réussi à articuler. »
  Tout dans son visage, ses yeux, sa démarche, me rappelaient mon père. Elle était ma soeur, je ne pouvais en douter. Et pourtant elle était morte; on m'avait montré son cadavre, et les lettres du mot décédée avaient été imprimées noir sur blanc sur le certificat.
  Elle me dit s'appeler Florentine Passeau et m'invita à venir prendre un verre avec elle. Nous discutâmes longuement, ma vue souvent brouillée par mes larmes ruisselantes. Son histoire était simple : tandis qu'il se remettait peu à peu de la mort de sa fille, mon père avait rencontré sa mère, et de leur union adultère était venu un enfant.
  Je ne la quittai pas des yeux durant toute notre conversation; le temps semblait s'être fixé à tout jamais dans cet instant de bonheur. Et moi, j'avais enfin retrouvé ce qui m'avait toujours été refusé.
  
  Aujourd'hui, je suis assis sur un banc, dans un jardin public. J'attends ma soeur et je sais qu'elle va venir.


Nantes, Octobre 1998